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Le peuple breton et sa langue

monument Tregrom

Dans mon dernier post, j’évoquais ce bretonnant anonyme de Plouared, malheureusement disparu trop tôt. Ancien artisan, cet homme faisait partie du petit peuple de Basse-Bretagne. Sans être militant, il n’en était pas moins viscéralement attaché à sa langue. J’avais eu, il y a trois ans, un merveilleux aperçu de l’affection qu’il portait à la langue du pays. Ma visite de janvier à sa veuve me le confirmât. “Il aimait tellement parler breton !”. Et puis, gravés par lui à n’en pas douter, ces quelques mots dans la pierre : “ar huz-eol”. Juste quelques mots, mais qui disaient avec force son amour pour la langue bretonne.

Ces marques d’affection, j’en constate fréquemment dans ma commune. Je vais en faire une petite compilation ci-dessous. Les commentaires négatifs du genre “il serait plus utile d’apprendre le chinois !” ou “on est en France, on parle français !”, sont eux assez exceptionnels. Il est assez vain d’en tirer une règle générale, et de proclamer que le peuple breton serait indéfectiblement attaché à sa langue. On sait bien que ce n’est pas le cas. Si ça l’avait été, comme au Pays de Galles ou au Pays Basque, la langue se serait autrement mieux maintenue. Mais quand même. Toutes ces petites anecdotes tendent à montrer qu’une partie non négligeable du peuple breton conserve un attachement certain envers la langue, sans pour autant s’insérer dans le discours ou la pratique militante.

Certes, le peuple breton a abandonné sa langue pour lui substituer le français. L’a-t-il fait avec enthousiasme ? C’est ce qu’on serait tenté de croire à entendre certains spécialistes de la question. Voici ce qu’écrivait Fanch Broudig dans le magazine Bretons de décembre 2013 :

Comment expliquer que cette pratique [le symbole] a duré pourtant, en ce qui concerne la Bretagne, pendant plus de cent cinquante ans ?

Cela répondait à une demande sociale. Il y avait une demande évidente pour l’apprentissage du français. Au point que même les initiatives qui ont été prises parfois, notamment dans l’enseignement privé, d’élaborer une méthode d’apprentissage bilingue, pour apprendre le français par le breton, ont été abandonnées. Parce que les parents disaient : on envoie nos enfants à l’école, ce n’est pas pour apprendre le breton, c’est pour apprendre le français.

Sa réponse entre curieusement en résonance avec un exemple que prit Henri Guaino lors de sa violente diatribe du 23 janvier 2014 à l’assemblée nationale contre la ratification de la Charte européenne des langues régionales :

Je voudrais finir par une autre histoire, racontée par Aimé Césaire. Un jour, visitant une école, il rencontra une femme et il lui dit : « On va enseigner le créole à l’école. Êtes-vous contente ? » Et elle lui répondit : « Moi, contente ? Non. Parce que si j’envoie mon enfant à l’école, ce n’est pas pour lui apprendre le créole, mais le français. Le créole, c’est moi qui le lui enseigne, et chez moi ! »

Au passage, on fera remarquer que la mère dit transmettre activement le créole à la maison. Cela fait une différence importante avec le cas breton. Pour le reste, on retrouve le même processus diglossique à l’œuvre en Bretagne et en Martinique, qui conduit les familles à refuser que leur propre langue soit enseignée à l’école.

Que Guaino se contente de cette anecdote brute sans proposer d’éléments de compréhension n’est guère étonnant. Son propos n’est pas d’expliquer la situation diglossique qui produit ce genre de discours, mais simplement de démontrer que l’accès à la langue française est perçue comme une aspiration populaire. De façon similaire, Broudig parle lui de “demande sociale” pour expliquer la permanence sur 150 ans de la pratique du symbole, et même le refus par les familles de toute prise en compte du breton dans les écoles. J’avoue rester perplexe sur ce dernier point, dont je n’avais pas entendu parler jusqu’à présent. L’introduction du breton dans certaines écoles a-t-elle systématiquement été contestée par les familles ? Existait-il une unanimité chez les parents, ou alors les antis obtenaient-ils gain de cause car ayant plus de légitimité que les autres familles ? Ces dernières osaient-elles défendre quelque chose perçu comme allant à rebours de l’évolution de la société française ? Je serai curieux de lire une étude là-dessus.

Dans les deux cas en tout cas, le processus de domination linguistique  est complètement occulté. Au fond, ce n’est guère étonnant. Guaino comme Broudig ont au fond la même préoccupation, disculper la République de sa responsabilité dans l’extinction programmée de nos langues. Pour ce faire, on présente la substitution des langues régionales par le français comme le résultat d’une aspiration sociale, et on élude le cadre linguistique asphyxiant. On pose comme naturel et inéluctable, ce qui n’est en fait que le fruit d’un dispositif linguicide où les langues “régionales” sont considérées à tous les niveaux comme des obstacles à l’unité sacré de la Nation.

Quelle est la part de libre-arbitre et quelle est la part de contrainte dans un tel système diglossique ? Le peuple breton a abandonné sa langue, car la puissance publique lui a enjoint de le faire, insidieusement parfois, de manière coercitive souvent. Par son exclusion de l’espace public et sa dépréciation à tous les niveaux de la société française, on l’a contraint à agir de la sorte. On peut cependant affirmer qu’il l’a, le plus souvent, fait à contrecœur et que cela ne s’est certainement pas déroulé sans souffrances. Les marques d’attachement au breton que je vais à présent énumérer montrent que, dans un cadre linguistique plus ouvert et tolérant, les choses se seraient sans doute passées autrement.

Je précise que ces personnes n’ont pas reçu d’enseignement du breton, et ne sont pas militantes.

femme, environ 55 ans, assistante maternelle : La première fois que je l’ai rencontrée, elle m’avait dit trouver “bizarre” d’entendre un jeune parler breton, en plus de trouver ça “inutile”. Maintenant on se parle breton, et elle parle breton (et pas qu’un peu) à certains enfants qu’elle a en garde ainsi qu’à un de ses fils.

homme, 88 ans, agriculteur en retraite : Il lit chaque semaine l’article en breton de L’écho de l’Armor et de l’Argoat. Souvent il s’y reprend à deux ou trois fois pour relire les phrases, mais dans l’ensemble il parvient à comprendre.

homme, environ 55 ans, agriculteur : Ses deux enfants sont scolarisés à Diwan. Il est abonné à deux magazines en breton. Des poèmes en breton sont encadrés dans son salon. Pas de transmission familiale du breton pourtant.

homme, environ 65 ans, artisan à la retraite : Il possède un dictionnaire breton dans lequel il pioche allègrement les mots qui lui manquent. Il écoute régulièrement RKB. Une fois que je discutais avec lui, un voisin non bretonnant était arrivé. Il ne lui a parlé qu’en breton la première minute, l’autre souriait sans rien comprendre. Il a transmis le breton à son aîné, pas au plus jeune.

femme, environ 75 ans, employée à la retraite : Elle chante dans une chorale de chant en breton.

homme, 82 ans, employé communal à la retraite : Il écoute régulièrement les émissions en breton à RKB ou RBI.

homme, 16 ans : Il comprend assez bien le breton et demande régulièrement à son père bretonnant de lui nommer des choses en breton. Il n’a pas eu de breton à l’école.

homme, 83 ans, maçon à la retraite : Il connait des néologismes bretons assez surprenants. Il est connu pour continuer à parler breton quand la personne en face lui répond en français (alors qu’elle est bretonnante).

homme, 21 ans, manutentionnaire : Il a appris le breton au contact des anciens.

femme, environ 45 ans, secrétaire : Elle-même très bonne bretonnante, elle a mis son petit dernier en filière bilingue en suivant mon exemple. Pas de transmission familiale pour le moment.

homme, environ 45 ans, agriculteur : Lors d’une réunion récente de producteurs de lait à Karaez, il a fait un petit discours en breton.

Ceci sans compter toutes les fois où des personnes, m’entendant parler breton à mon fils, n’ont pu s’empêcher de m’interpeller pour me dire combien il trouvait bien de parler breton comme cela à mon enfant, qu’il fallait préserver la langue…