Histoire d’un siècle : Bretagne 1901-2000
L’émancipation d’un monde
Editions Skol Vreizh
Voilà un livre sorti récemment et qui a connu, il me semble, une petite promotion intéressante. Suffisamment en tout cas pour très vite attirer mon attention. En traitant le XXe siècle, il se place dans la lignée des ouvrages de qualité publiés par Skol Vreizh sur l’histoire de Bretagne. C’est au départ un projet collectif dirigé par Michel Denis, historien rennais de renom. Celui-ci ne pourra cependant mener l’entreprise à son terme puisqu’il décède en 2007 d’une longue maladie. La rédaction repose alors principalement sur trois historiens (Claude Geslin, Patrick Gourlay, Jean-Jacques Monnier) et un sociologue (Ronan Le Coadic).
Je dois avouer que, depuis les premières fois où j’ai vu parler de ce livre, j’ai été passablement agacé par le sous-titre « L’émancipation d’un monde ». Ma lecture de la situation actuelle en Bretagne, influençant ma vision du XXe siècle, n’y étant pas pour peu. Je me suis procuré le livre, avec déjà quelques préjugés en tête, et prêt à dégainer l’arme de la critique. Le résumé au dos du livre confirme mon mauvais pressentiment, avec cette citation de Michel Denis que je trouve provocante et mal-venue : « siècle de l’émancipation individuelle et collective des Bretons ». Emancipation individuelle à la rigueur, mais collective non. L’historien rennais étant au départ la cheville ouvrière du projet, je crains alors très fortement que sa « vision positive et optimiste de l’évolution de la Bretagne » n’ait aboutit à un ouvrage discutable du fait du parti pris « positif » initial.
Les premières pages ne sont pas pour me rassurer. L’hommage à Michel Denis, dont on nous dit qu’ « il a partagé sa foi dans l’avenir des Bretons » (p9), me laisse craindre que l’équipe de rédacteurs se soit fourvoyée en adoptant ce regard positif qui me semble à moi très problématique. La justification apportée page 9 de cette « vision novatrice » de Michel Denis, facilement retournable, illustre à mon sens l’utilisation problématique du mot émancipation. Certes, les Bretons « ont commencé à prendre le pouvoir, à se dégager des sujétions personnelles et collectives : la famille clanique, l’Eglise, le château, les notables, les organisations encadrantes, les tutelles diverses ». Mais les sujétions à l’Etat français et au Capital n’ont cessé de s’approfondir, sans que les Bretons ne puissent collectivement offrir le moindre contre-pouvoir. Certes « ils ont amorcé des changements considérables, libéré leur créativité, notamment sur le plan culturel ». Mais la culture populaire, et les langues bretonnes, ne concernent plus qu’une fraction des Bretons, et continuent de s’effacer devant une culture élitiste francophone promue par les autorités publiques, et la culture de masse véhiculée par le système capitaliste. Certes « ils ont mis en pratique des principes d’égalité et de solidarité dans leur vie associative, très riche, dans la politique régionale, dans leur ouverture au monde, dans leur refus de l’extrême droite ». Mais la société bretonne connaît le même délitement du lien social, la même atomisation que la société française. Le questionnement en fin d’avant-propos est plus nuancé et prend en compte les incertitudes qui pèsent sur la Bretagne. La réponse aux défis qui se posent aux Bretons « dépend sans doute de leur capacité à s’organiser et à réagir collectivement, ce qui renvoie sans doute à l’intensité de leur conscience de constituer à nouveau une entité, sinon une communauté » (p9). En effet. Mais je ne vois pas trop comment être optimiste à la lumière de la situation actuelle sur un éventuel sursaut communautaire breton. Les termes d’ « émancipation collective » me paraissent dès lors bien présomptueux pour qualifier le XXe siècle…
Le cœur de l’ouvrage, je m’en suis rendu compte au fur et à mesure de ma lecture, est beaucoup moins problématique que l’entrée en matière ne le laissait présager. Les différents chapitres sont bien écrits, très bien synthétisés, et regorgent de faits précis. La première partie de Claude Geslin plante le décor et évoque la Bretagne dans la France des années 1900 à 1914. La deuxième, par Patrick Gourlay décrit la Bretagne dans la « Grande Guerre », qui accélère son intégration à la France. On prend la mesure du traumatisme, mais aussi du rôle essentiel de ce conflit dans « la transformation profonde des Bretons en nationaux français » (p124). Nombre d’aides envers les anciens combattants, les invalides, les veuves et les orphelins « finissent d’ancrer le patriotisme cocardier parmi leurs bénéficiaires » (p119). Plus anecdotique, on remarque que le préfet du Finistère loue en 1916, « la capacité d’obéissance des Bretons » (p105). La troisième partie, de Jean-Jacques Monnier, présente la Bretagne des années 1919 à 1939. « La volonté profonde de changement et de promotion sociale » (p142) devient particulièrement aigüe à un moment où la Bretagne est de plus en plus confrontée à l’extérieur. C’est l’époque où « les particularités bretonnes apparaissent constituer des handicaps » (p136). La quatrième partie, toujours de Jean-Jacques Monnier, est dédiée à l’Occupation. Ellet tend à relativiser la collaboration du mouvement breton, qui n’aura au final concerné qu’environ 70 individus, soit les membres de la Bezen Perrot, dont les exactions auront après-guerre un retentissement incroyable. Dans la cinquième partie est analysé par Jean-Jacques Monnier le mouvement de rattrapage entre 1950 et 1972. On y note qu’à l’époque « la région n’existe pas en tant que telle, et par conséquent la vie politique à l’intérieur de celle-ci décalque pour beaucoup l’actualité nationale du moment » (p255). Le problème est qu’aujourd’hui les régions existent, mais la vie politique régionale n’existe toujours pas, phagocytée qu’elle est pas la dimension nationale. La sixième partie, de Jean-Jacque Monnier, couvre les années 1972 à 1992, et fait état des progrès comme des difficultés qui apparaissent. Si émancipation il y a eu, elle est à relativiser fortement comme je le pressentais : « la société bretonne a perdu beaucoup de son dynamisme interne et de sa cohésion » (p284) ; « cette émancipation-là a été plus difficile et incomplète en raison de la centralisation de la vie politique et du poids du bonapartisme républicain » (p288) ; « ils obtiennent des résultats limités sur le plan de leurs droits collectifs » (p316). La dernière partie, de Ronan Le Coadic, de 1992 à nos jours, est à mon sens brillante, loin de l’optimisme béat que je craignais au départ. Les constats sont sévères et pointent avec justesse nombre de problèmes qui se posent actuellement : crise du modèle agricole, tourisme, délitement du lien social, menaces sur la culture et les langues, conduites à risques… Ronan Le Coadic évoque même « une demande [par les Bretons] d’autorité de l’Etat qui est tout à fait nouvelle en Bretagne ». Les Bretons, dans un contexte difficile, se raccrochent ainsi aux certitudes, et notamment à l’Etat. Comment changer la donne dans ses conditions ? Le sociologue conclut à l’urgence d’ « impulser un élan puissant » pour faire face aux défis actuels, vers plus d’autonomie. Mais il reste parfaitement conscient des blocages politiques et idéologiques : « Tant que ces conditions – qui ne sont pas de leur ressort mais sont imposées par l’Etat – demeurent inchangées, la portée du volontarisme risque d’être limitée et la Bretagne de rester une région faible à l’échelle de l’Europe et de la planète » (p377). Je souscris totalement.
Le livre se termine par une courte conclusion, mais surtout par un texte admirable de Michel Denis. Le titre en lui-même annonce la couleur : « Peut-on renouveler l’approche du combat pour les libertés bretonnes ? ». Je ne le soupçonnais pas capable de telles prises de position sur le système centralisé français et la Bretagne. C’est un texte à lire et à relire, véritable plaidoyer en faveur de l’action politique pour la Bretagne. Il vient à mon sens magnifiquement conclure cet ouvrage, qui au final, et malgré mes très fortes réticences de départ, se révèle être un précieux outil de compréhension du XXe siècle breton, et un appel à l’action pour le présent et l’avenir.