Laissez-moi tout d’abord, cher Marc Voinchet, exprimer le bonheur que me procure ce matin, la possibilité de dialoguer avec Jean-Claude Michéa. Je considère en effet cet auteur, et depuis longtemps, comme l’un des penseurs les plus radicaux et les plus originaux de la scène intellectuelle française. Avec lui, les repères trop faciles avec lesquels, nous autres média, croyons border le champ, volent en éclats. Et c’est tant mieux.
Socialiste ? Conservateur ? Populiste ? Michéa est sans doute tout cela à la fois et encore bien d’autres choses.
Michéa ne se reconnaît guère qu’un seul inspirateur, et c’est George Orwell. Son dernier livre, “Le complexe d’Orphée” (Climats) peut, du reste, se lire comme une réflexion critique sur l’état intellectuel de la gauche française à la lumière de la pensée orwellienne. Mais si je devais lui trouver un devancier au sein du mouvement socialiste dont il se réclame, je pencherais pour l’auteur de “Le socialisme des intellectuels”. Jan Waclaw Makhaïski, tel était son nom, écrivait, au début du XX° sicècle, que le socialisme était devenu l’idéologie des intellectuels, désireux d’exercer, au nom de leurs compétences et de leur rationalité, leur propre dictature sur la classe ouvrière. La logique de Michéa, c’est celle de ce qu’on appelait “l’autonomie ouvrière” face à une logique, politique, de rassemblement des forces de gauche.
Car si Michéa mène, contre le libéralisme, une offensive d’autant plus dévastatrice que – à la différence de la plupart des autres – elle est assez bien informée de son objet, son autre cible, ce sont les courants à la mode qui, s’imaginant combattre le libéralisme, le prolongent en réalité.Car pour Michéa, c’est toute la pensée progressiste de gauche contermporaine qui relève en fait du libéralisme.
Michéa bataille contre cette idéologie, devenue obligatoire, qui nous contraint à considérer favorablement toute nouveauté et à mépriser le passé, à vivre sans héritage ni horizon de sens partagé. Pour lui, c’est la modernité elle-même, avec sa consommation frénétique d’un présent perpétuel, son agitation stérile et sans direction, qui est le couronnement du libéralisme.
La posture avant-gardiste est désormais occupée par une intelligentsia qui, comme le monde de la finance lui-même, valorise la transgression et se moque de la décence des “gens ordinaires”. La ruse de cette pseudo-avant-garde, consommatrice effrénée de pseudo-nouveautés, consiste à feindre de contester le capitalisme en s’attaquant à son “conservatisme”.
Mais Marx lui-même avait bien vu, dès les débuts de la révolution industrielle, que le capitalisme est une force de bouleversement – et non de conservation -, qu’il met tout en mouvement, ne laissant rien ni personne en repos ; qu’il ébranle les fondements de tout ordre stable, sape les communautés traditionnelles, ruine la morale usuelle.
Les choses se sont notablement aggravées depuis que la révolution culturelle des sixties a convergé avec la révolution économique des années Reagan. Depuis, comme l’écrivait Daniel Bell, dans “Les contradictions culturelles du capitalisme”, “l’hédonisme, l’idée de plaisir comme mode de vie, est devenu la jsutification culturelle, sinon morale, du capitalisme.”
Idem pour le refus des frontières, des cultures particulières et locales. Pour Michéa, le culte de l’errance, du déracinement, le modèle du “nomade connecté”, qui inspire les élites mondialisées, ainsi que le remplacement, au Panthéon de la gauche progressiste, du prolétaire par le migrant, sont des effets logiques de la révolution libérale.
Mais si c’est toute la gauche qui doit être taxée de “libérale” – et Michéa y inclut Toni Negri et Alain Badiou ! – comment sortir du libéralisme ? Qui pourrait bien se rapprocher de l’idéal d’un socialisme qui serait du côté de “la décence des gens ordinaires” prônée par Orwell – et non de la transgression esthète des normes et de la négation des valeurs ? Seriez-vous tenté, Jean-Claude Michéa, par “l’ordre juste” de Ségolène Royal ?