Texte publié dans le 1er numéro de Klask Ha Distruj, fanzine politique et culturel multilingue, en décembre 2008. Le blog du fanzine est en lien. N’hésitez pas à aller faire un tour.
Cultures populaires et enracinement
L’Etat et le capital contre l’enracinement
L’enracinement contre l’Etat et le capital
« Par le concept anthropologique de culture est posée l’idée que la pluralité, la diversité est une caractéristique même de l’espèce humaine. En ce sens, le rêve de l’empire universel ou de la république du genre humain, ce songe récurrent de l’homogénéisation de l’humanité, de l’assimilation généralisée, de la société planétaire à langue et culture unique, cette utopie de l’universalisme abstrait – qui s’exprime à l’heure actuelle dans les termes d’une “mondialisation” où, dans la fin advenue de l’histoire, tous les habitants de la planète seraient fondus dans la grande marmite du Marché, dans l’hébétude du melting-pot marchand globalisé – cela apparaît, en réalité, comme un rêve de retour, en deça de la culture, à l’état de nature. Ne prétendre voir et ne vouloir partout que des individus abstraits, “déculturés, déshistorisés, dépolitisés et désocialisés”, des spécimens tous semblables du genre humain, tous alignés sur le même modèle, des producteurs-consommateurs-spectateurs interchangeables en leur absence d’identité collectives et leur nullité, c’est, à la vérité, un cauchemar d’animalité, une utopie zoologique : qui veut faire des hommes autre chose que des hommes, fût-ce des anges, fait des bêtes. L’humanité est proprement inconcevable sans diversité culturelle. Une espèce humaine unifiée, culturellement homogène, ce ne serait plus l’humanité, mais la Grande Termitière. »
Le propos de ce texte est de questionner et de soumettre à la critique les raisons profondes (politiques, économiques, idéologiques) qui ont conduit par le passé, et qui continuent de le faire de nos jours, une grande partie de la gauche occidentale à adopter des réflexes véritablement pavloviens d’opposition, de dénigrement, de défiance, envers les cultures populaires et donc les communautés traditionnelles qui en sont les vectrices. S’interroger sur le pourquoi de cette attitude qui consiste à brandir systématiquement l’accusation de repli sur soi, et ainsi à disqualifier toute discussion et réflexion, dès qu’est abordée la thématique de l’identité locale et régionale, des langues minoritaires, du droit à la différence culturelle, etc., amène à s’apercevoir que cette hostilité larvée envers l’idée de particularisme et d’enracinement n’est pas simplement une réaction à une succession d’errements des défenseurs des cultures populaires, mais est bien plus profondément le résultat d’une adhésion de la pensée occidendale depuis trois siècles à une certaine représentation de la modernité et du progrès qui postule le remplacement de l’archaïque attachement communautaire par un cosmopolitisme abstrait. La traduction politique de cette idéologie est un processus de nivellement culturel et de destruction des cultures populaires appelé à la fois par le développement de l’Etat-nation et du système capitaliste.
1) Les cultures populaires sacrifiées
La complexité du concept de « culture » implique de poser en préalable plusieurs définitions afin de distinguer les différentes réalités qu’il recouvre. On retiendra du point de vue anthropologique la définition de « culture » qu’a proposée Tylor en 1871, qui fait autorité dans la discipline : « ce tout complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les coutumes et toutes autres aptitudes et habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société ». Cette définition permet de différencier les cultures nationales et ethniques entre elles, et donc, en ce qui nous concerne, d’établir la présence historique sur le territoire de l’Etat français de cultures minoritaires attestée par des langues différentes du français (en Bretagne, Occitanie, Alsace, Corse, Pays Basque…). Ce constat d’une France multiethnique fait, et en adoptant maintenant un point de vue plus sociologique sur la société française, on se doit de distinguer plusieurs sens au mot « culture ». Une « haute culture » d’abord, dominante, nationale, qui est celle de l’élite politique et intellectuelle du pays et que transmet en partie l’enseignement. Une « culture de masse », pur produit du capitalisme, que Jean-Claude Michéa définit comme « un ensemble d’œuvres, d’objets et d’attitudes, conçus et fabriqués selon les lois de l’industrie, et imposés aux hommes comme n’importe quelle autre marchandise ». Des « sous-cultures » ou « contre-cultures » ensuite, qui émanent de groupes sociaux spécifiques (comme les jeunes, les homosexuels, etc.). Et enfin la « culture populaire », en réalité les « cultures populaires » comme on l’a vu, émanant du mode de vie traditionnel du peuple, ou plutôt des peuples historiques. Les frontières entre elles n’étant bien entendu pas étanches, il est évident que ces cultures s’influencent les unes les autres dans une même société. Mais ce phénomène naturel n’est en rien comparable avec un processus commun à tout l’Occident, démarré au XIXe siècle, d’uniformisation des populations sur le territoire de chaque Etat-nation. La conséquence en est depuis deux siècles un processus de déculturation des communautés historiques. L’avènement de la culture de masse au XXe siècle renforcera cette tendance au laminage des cultures populaires.
L’Etat et la culture nationale contre les cultures populaires
Le XIXe siècle se caractérise par un double phénomène de modernisation de l’Etat et de développement d’une civilisation industrielle et marchande. L’homogénéisation culturelle des populations sur le territoire de l’Etat répond ainsi, à la fois à un impératif politique et à un impératif économique. La justification idéologique sera abordée elle dans la partie suivante. Du point de vue politique, l’Etat met tout en œuvre pour créer une communauté nationale unie et uniforme. La tâche à accomplir est « de remplir ces frontières politiques d’une culture nationale ». Les cultures populaires, par leur particularisme et leur différence au standart à imposer, représentent des obstacles dans cette perspective d’uniformisation par le biais d’une culture nationale. En France, cela passe par l’imposition d’une seule et même haute culture, de langue française évidemment, à l’ensemble des populations présentes sur le territoire de l’Etat français. D’après Michel Nicolas, « sous la direction du personnel politique parisien, tous les moyens sont donc mobilisés en vue d’assimiler culturellement et linguistiquement les peuples qui ne participent pas de la « culture française » ». Ces cultures sont ainsi dévalorisées, et « réduites au rang d’un pittoresque et dérisoire folklore, quand ce n’est pas d’un tissu de superstitions et de coutumes d’arriérés, voire de sauvages ». Tout est fait pour que les populations rejettent leurs modes de vie traditionnels et adoptent la culture standardisée dominante. Le combat se mène donc principalement sur le terrain linguistique, étant entendu que la langue est le principal facteur de l’identification et de la cohésion d’une communauté culturelle. Les gouvernements successifs en France n’auront de cesse de vouloir imposer l’usage du français au détriment de tout autre idiome, que ce soit sur le territoire métropolitain ou dans les colonies. La conséquence en est un déclin continu et massif de la pratique de toutes les langues autres que le français standart, pour arriver à la situation actuelle où la pratique de ces langues est devenue marginale sur leurs espaces historiques.On prive ainsi les communautés historiques de ce qui fait leur ciment, les pratiques linguistiques et culturelles, et on les dépossède de surcroît de leur histoire, autre aspect de la déculturation. Pour ce faire, l’Etat a procédé à « l’effacement et l’oubli de l’histoire régionale au profit d’une histoire homogénéisante ». La France républicaine participe pleinement de cet élan nationaliste du XIXe siècle, qui poursuit et amplifie l’œuvre uniformisatrice de la monarchie absolue. L’impératif politique présidant à l’uniformisation des populations sur le territoire de l’Etat français répond en effet à un des principes du nationalisme qui « consiste essentiellement à imposer, globalement à la société, une haute culture là où la population, dans sa majorité, voire sa totalité, vivait dans des cultures inférieures ». Du point de vue économique, le processus d’homogénéisation des sociétés nationales est rendu nécessaire par le développement d’une économie d’échanges et l’avènement de marchés nationaux. L’ « exigence fonctionnelle pour une économie moderne nécessitant une main-d’œuvre mobile, formée et alphabétisée », implique ainsi une même culture commune au niveau du territoire de l’Etat, et particulièrement une langue commune. Le développement du capitalisme, la modernisation de l’Etat et le processus de laminage des cultures populaires sont intrinsèquement liés, « l’économie [ayant] besoin à la fois du nouveau type de culture centrale et de l’Etat central ».
Le capitalisme et la culture de masse contre les cultures populaires
Cette entreprise de destruction des cultures populaires enclenchée par les Etats nationaux au XIXe siècle et se poursuivant encore aujourd’hui, de façon plus atténuée, se trouve renforcée à partir du XXe siècle par un nouveau phénomène lié à l’essort capitaliste : l’avènement d’une culture de masse. Celle-ci étant un pur produit de la société industrielle et marchande, elle est gouvernée par le seul impératif de l’intérêt économique et du profit, et fait des masses « les victimes consentantes de la publicité ». Par la diversité des domaines sur lesquels elle déverse sa médiocrité (télévision, musique, cinéma, nouvelles technologies de l’information et de la communication, gastronomie…), elle contribue à une uniformisation culturelle, non pas simplement à l’échelle de l’Etat, mais à l’échelle planétaire. Le terme d’ « américanisation » désigne une facette de cet appauvrissement, de cette standardisation générale de la culture et des goûts sur le modèle de la culture américaine, l’ « american way of life », le symbole de la modernité. Les cultures populaires, par le décalage que créé cette prétendue « modernité », se retrouvent à nouveau dépréciées et dévalorisées.
Le phénomène de l’identité négative
Cette dévalorisation des cultures populaires qui s’opère dans le processus de laminage et d’imposition d’une culture nationale commune, et se renforce par comparaison avec la culture de masse capitaliste incarnant la modernité, provoque dans les communautés humaines ne participant pas traditionnellement de l’aire culturelle francophone (Bretagne, Corse, Occitanie, Pays Basque, Alsace…) un phénomène de rejet de leur propre culture, et partant, de leur identité ethnique spécifique : ce que l’on appelle l’identité négative. Du fait que la culture nationale dominante soit imposée comme norme et référence pour l’ensemble de la société, et qu’elle soit perçue de la sorte par l’ensemble des populations, vision que conforte le rôle de l’école, les membres des peuples minoritaires en viennent à intérioriser un complexe d’infériorité par rapport à la culture nationale qui leur est présentée comme idéale, eux qui « sont particuliers face à ce général, cet universel qu’est la majorité ». Leur position de minoritaires les rend ainsi plus sujet à accepter le discours des majoritaires, de l’ensemble collectif dominant, qui « n’impose pas seulement sa domination dans l’ordre du politique et de l’économique, mais aussi dans l’ordre des idées, des croyances, des représentations collectives, des valeurs », au point que « cette domination est, dans une large mesure, acceptée et intériorisée par les ensembles collectifs dominés ». Ainsi peut poindre, « face à l’universalisme allégué des majoritaires », une attitude d’abdication de son altérité culturelle chez le minoritaire, qui le pousse à aller, « dans sa recherche de conformité au modèle dominant, jusqu’au reniement de soi », avec tout ce que cela comporte en terme de dégâts psychologiques, et « des phénomènes bien connus chez les dominés, de honte et de mépris de soi, d’acceptation et d’intériorisation de l’image dévalorisante de soi élaborée par les autres ». Le combat contre les cultures populaires, loin d’être cantonné à l’unique sphère culturelle, a ainsi eu d’importantes répercussions psychologiques sur l’identité des membres des peuples minoritaires.
2) L’idéal de l’homme déraciné
Les cultures populaires ont été sacrifiées sur l’autel de la modernité industrielle et de la création des Etats-nations. Les raisons philosophiques qui ont présidé ce saccage culturel, communes aux principaux courants idéologiques (socialisme, libéralisme politique, républicanisme), sont inspirées par une même croyance en l’idéologie du progrès et en cet idéal : l’homme déraciné. En effet, à travers les cultures populaires, c’est le particularisme et l’enracinement qui sont visés. Leur laminage répond à une volonté d’extraire l’homme de sa communauté d’origine, seule façon pour lui d’accéder à une liberté pleine et entière. Le poids de la France dans ce mouvement commun à tout l’Occident sera fondamental, de par son aura intellectuelle lors du siècle des Lumières et du prestige que lui donne en Europe la Révolution de 1789. Elle ira ainsi très loin dans la traduction politique de tous les principes philosophiques qui seront élaborés pendant cette période d’effervescence intellectuelle, et notamment d’une justification théorique de l’entreprise d’anéantissement des cultures populaires et de déracinement massive sur le territoire de l’Etat.
Le déracinement légitimé par l’idéologie du Progrès
C’est au cours du XVIIIe siècle, le Siècle des Lumières, que prend son essort l’idée de Progrès dans les milieux intellectuels occidentaux. Elle connaît un succès durable depuis puisqu’elle a été reprise et adoptée, au point d’en faire un véritable objet de culte, par les principaux courants idéologiques des XIXe et XXe siècles (libéraux, républicains, socialistes). Cette conception de l’idée de Progrès au XVIIIe siècle, qui postule que « l’Histoire va nécessairement dans le bon sens », émerge dans un contexte d’élaboration de l’idéal démocratique d’un côté, d’accélération des échanges marchands et de formulation de la doctrine capitaliste par les intellectuels libéraux, Adam Smith en tête, de l’autre côté. Elle va en être fortement marquée et les principaux courants idéologiques partageront ensemble cette même représentation du Progrès, posant la démocratie et le développement économique capitaliste comme allant forcément de pair et incarnant la modernité (les socialistes considérant eux la modernité capitaliste et « la croissance illimitée de la production marchande » comme un « stade historique nécessaire et contenant en lui-même les prémisses de son dépassement »). Surtout, cette idéologie du progrès en vient à légitimer la destruction des cultures populaires, ces vestiges des modes de vie traditionnels devant désormais céder la place à la société moderne, et fournit une justification philosophique au déracinement des individus. En effet, cette « thèse progressiste » énonce que « le seul moyen d’accéder à la liberté intellectuelle (et donc politique) est de s’affranchir des déterminations particulières et d’accéder à l’objectivité » et que, pour arriver à la merveilleuse société promise, « il suffirait simplement qu’ils [les hommes] renoncent, une fois pour toutes, à leurs coupables « archaïsmes » et consentent enfin à régler l’ensemble de leurs conduites sur les seules exigences de la Raison ». Les communautés traditionnelles sont donc, aux yeux des philosophes des Lumières et de leurs héritiers, des freins à l’exercice par l’homme de la raison et du sens critique, et donc de son émancipation. L’impératif de créer une société de citoyens éclairés et émancipés paraissait ainsi passer forcément selon eux par la nécessité « d’arracher les individus à leur contexte familier, et d’affaiblir les liens de parenté, les traditions locales et régionales, et toutes les formes d’enracinement dans un lieu ». Ce processus conjoint de déracinement des individus et de laminage des cultures traditionnelles dans lesquelles ils évoluent a été commun à tout l’occident, comme aux Etats-Unis, où « la liquidation des racines a été considérée comme la condition essentielle du développement et de la liberté », ou encore en France, où l’évolution particulière des Lumières, dans le contexte de l’Etat centralisé et ethniquement divers de la Monarchie absolue, conduisit à une virulence particulière, de la Révolution jusqu’à nos jours, contre tout ce qui était considéré comme particularisme, face au prétendu universalisme émancipateur de la culture française.
Le cosmopolitisme contre le particularisme
C’est ainsi que les philosophes des Lumières et leurs héritiers progressistes en sont venus à opposer au particularisme le cosmopolitisme, définit comme « l’amour universel de l’humanité ». Les périodes antérieures de l’histoire étant en effet perçues par eux, et disqualifiées à raison, comme placées sous le règne « des différences de nature, des différences substantielles, entre les individus », les intellectuels en prennent le contrepied pour énoncer avec le cosmopolitisme que « l’appartenance qui prime absolument toutes les autres est l’appartenance à l’humanité, la participation à la commune condition humaine ». Leur humanisme militant se maria paradoxalement très bien avec le dédain qu’ils nourrissaient envers le peuple, ce qui fait que cet idéal cosmopolite « frappe par son arrogance, son mépris pour les masses ignorantes, et sa naïveté ». Cette perspective universaliste, dans son désir frénétique de « s’élever au-delà des particularités pour mettre en avant ce qui nous rapproche », en vient à procéder à une « abstraction des différences », qui « a pu, historiquement, prendre la forme de la négation de certaines différences au profit d’une identité qui affichait des visées de domination ou des visées assimilationnistes », l’identité française en France. L’universalisme abstrait en question ici, dont la désarmante naïveté avait été la cible de Rousseau (« ceux qui se prétendent cosmopolites et qui, justifiant leur amour du genre humain, se vantent d’aimer le monde entier afin de jouir du privilège de n’aimer personne »), en est venu à justifier des politiques d’ingénierie sociale par les Etats-nations, afin d’élaborer une forme unifiée et uniforme de citoyenneté, tout aussi abstraite.
La société contre la communauté
La République jacobine post-révolutionnaire poussa particulièrement loin ce mouvement général de fondation par le haut d’une société de citoyens, d’une communauté nationale unique et uniformisée. Aux anciennes fidélités familiales, corporatistes, locales, régionales, fut substituée une allégeance exclusive à l’Etat, qui fit dire à la philosophe Simone Weil qu’ « il n’existe rien, hors l’Etat, où la fidélité puisse se raccrocher ». L’idée sous-tendant cette politique est le Contrat social, théorisé par Rousseau, et vu comme « un lien purement rationnel et volontaire », devant fonder une forme unifiée de citoyenneté, en lieu et place des anciennes loyautés basées sur les communautés traditionnelles. Serait de cette façon fondée une société de citoyens libres et égaux, « purement artificielle », incarnant prétendument une citoyenneté civique, et non plus ethnique comme les communautés culturelles historiques. Cette dernière distinction relève cependant de l’artifice, puisque cette « fiction du contrat d’association ne constituait pas un lien suffisamment fort pour cimenter une multitude », ce qui imposait d’y donner un caractère ethnique, français donc, afin de « donner à la nation française « un caractère proprement national » ». L’affaiblissement de toutes les anciennes sociabilités, en d’autre termes le déracinement, paraît être la condition sine qua non de l’établissement d’une communauté de citoyens unie et indivisible, et donc de l’avènement d’une seule volonté générale à l’échelle de la nation entière. Dans cette optique, le principe d’une politique d’ingénierie sociale était pleinement justifié par les révolutionnaires et leurs héritiers idéologiques, et impliquait une « discipline sociale [qui] se transformait en instrument d’éducation populaire, qui enseignait aux populations leurs intérêts véritables, les libérant des ancestrales superstitions et des habitudes déplorables, et leur permettant de mener des vies heureuses, saines et productives ». Les dérives autoritaires des révolutionnaires révèlèrent cependant le danger inhérent à « l’espoir de remodeler la société en fonction de principes abstraits de justice, de mettre un terme aux modes de vie établis et de renverser les anciennes croyances », qui « pouvait conduire plus facilement au règne de la terreur qu’à celui de l’amour universel et de la fraternité ». Comme l’analysa Christopher Lasch, « la soumission absolue de toutes les activités au politique dévoilait le fanatisme latent de l’idéal républicain de citoyenneté ».
La survalorisation de la mobilité
Dans cette perspective idéologique triomphante de progrès, de cosmopolitisme, de citoyenneté unifiée et homogène, qui s’élabore au XVIIIe siècle et se concrétise les siècles suivants, l’idée de mobilité acquiert une importance toute particulière. En effet, puisqu’elle permet une extirpation concrète de l’homme de ses communautés traditionnelles (locales et régionales), considérées comme « toujours plus ou moins aliénantes », elle est évidemment louée par les intellectuels des Lumières et leurs héritiers, qu’ils soient républicains, libéraux ou socialistes. Elle représente par ailleurs, pour l’Etat, un formidable outil d’homogénéisation de la population, étant donné qu’il « suscite l’orientation géographique des migrations internes » et que « ces brassages plus larges, interrégionaux, renforcent d’autant la tendance à l’établissement […] d’une communauté nationale unique prenant la place des communautés de convivialité de niveau inférieur : régional ou ethnique ». En France, l’armée et l’administration ont un rôle privilégié dans ce processus de déplacement des individus, de même que le « système éducatif [qui] prépare idéologiquement à la mobilité et efface ou empêche tous les ressorts culturels qui pourraient animer une volonté de développement local », « une des fonctions historiques de l’Education nationale [étant] de fournir une main-d’œuvre qualifiée pour les centres de l’économie française, dont le principal est évidemment la région parisienne ». On en revient là à cette convergence déjà abordée entre intérêt étatique et capitaliste, à savoir la construction d’un « espace indifférencié dans le cadre de l’Etat-nation », et qui, pour notre époque contemporaine de construction européenne, « correspond […] à la logique économique dominante qui vise à la création d’un grand marché européen de l’emploi basé sur des pions mobiles et interchangeables ». Cette « logique capitaliste et industrielle de mobilité de la main-d’œuvre, de fluidité du travail salarié », s’appuie en retour sur l’effacement de la diversité ethnique et régionale (linguistique et culturelle) promu par le pouvoir centralisé. La France, le pays d’Europe étant certainement allé le plus loin dans cette voie uniformisatrice, se caractérise donc très logiquement par la mobilité transrégionale la plus importante d’Europe, l’absence voulue de communautés et de territoires d’identification entre les individus et la nation conduisant à un attachement relativement faible au lieu et à la région d’origine. Les implications négatives de cette survalorisation de la mobilité géographique sont cependant importantes et nécessitent une critique générale des principes idéologiques qui sous-tendent le processus de déracinement de l’individu.
3) Enracinement et lien social
La mise en application par les Etats et les personnels politiques de cet idéal philosophique de l’homme déraciné, appelé par le processus simultané d’avènement du capitalisme et de modernisation de l’Etat, et auquel ont adhéré, on le rappelle, les principaux courants idéologiques issus des Lumières (du libéralisme au socialisme, en passant par le républicanisme et son avatar jacobin en France), a eu, et continu d’avoir, d’importantes répercussions sur nos sociétés et le lien social en particulier. La disqualification définitive et sans nuance du particularisme et de l’enracinement par l’idéologie du progrès et ses disciples semble ainsi avoir été une funeste erreur, comme le montre le besoin d’enracinement chez l’homme et l’importance de la communauté pour une solidarité effective et l’émergence de luttes sociales.
Critique du déracinement
En mettant uniquement l’accent sur l’aspect émancipateur du déracinement, les intellectuels progressistes en sont venus à minimiser, voire éluder, leur impact psychologique sur les déracinés (cf supra, l’identité négative). Ainsi, la survalorisation de la mobilité n’a-t-elle été que peu, voire pas questionnée, alors que l’« ouverture à l’autre» qu’elle symbolise est fortement contrebalancée par le fait que « l’arrachement à son lieu de résidence, à son pays, est source, pour le plus grand nombre, de douleur et les seuls à tirer bénéfice de ce nomadisme sont les individus ou groupes les mieux dotés, c’est-à-dire les élites ». Cette mobilité, qui repose rarement sur un choix de vie réel mais se fait bien au contraire sous la contrainte de l’impératif économique, rend logiquement difficile tout ancrage local, géographique, temporel, et donc social, étant entendu que « cet arrachement à leur lieu de vie est un arrachement à leurs repères et pire – sans doute devrait-on mettre cela en priorité – c’est un arrachement aux relations, à celles que donnent le travail mais aussi le voisinage ». Il en découle une moindre implication dans le nouvel espace de vie en raison de la difficulté que peut représenter pour le plus grand nombre l’insertion dans une nouvelle sociabilité. Dans le même ordre d’idée, le laminage des cultures populaires, en ce qu’elles reliaient traditionnellement les individus entre eux sur le plan local et régional, et étaient ainsi facteur de cohésion, paraît indubitablement renforcer ce phénomène très moderne qu’est l’effilochage du lien social. Il n’est pas étonnant que la fracture intergénérationnelle ne cesse de se creuser, au décalage technologique se surajoutant un décalage culturel (et linguistique comme ici en Bretagne), entre jeune génération définitivement uniformisée par la culture commune nationale et la culture de masse, et ancienne génération ayant vécu dans des cultures populaires encore vivaces. La cohésion de la communauté traditionnelle a laissé la place à l’individualisme moderne d’une société fragmentée dans laquelle la sociabilité repose de moins en moins sur des pratiques et des références culturelles communes, des événements collectifs conviviaux, des solidarités effectives. C’est d’ailleurs bien à un net affaiblissement de celles-ci auquel nous contraint la société moderne, Lasch stigmatisant la place du déracinement dans ce processus et expliquant qu’une solidarité concrète, pour s’exprimer, a « besoin de se rattacher à des populations et des endroits spécifiques, pas à un idéal abstrait de droits humains universels ». Le déracinement renforce de surcroît l’aliénation marchande, qui pousse les individus à se retrouver « isolés à l’intérieur d’une production où chacun produit selon ses propres intérêts » et où « leur lien social s’établit seulement a posteriori à travers l’échange de leurs marchandises ». L’« offensive contre les particularismes culturels », considérée comme émancipatrice, et dont le corollaire est le délitement du lien social et l’individualisme moderne, s’est produite, on l’a vu, dans la « même séquence historique » que « la création d’un marché universel de marchandises, dont les effets furent exactement inverses ». En effet, « le développement d’un marché de masse qui détruit l’intimité, décourage l’esprit critique et rend les individus dépendants de la consommation, qui est supposée satisfaire leurs besoins, anéantit les possibilités d’émancipation que la suppression des anciennes contraintes pesant sur l’imagination et l’intelligence avait laissé entrevoir ». La conséquence en est « l’assujetissement progressif de ces individus à de nouveaux dispositifs de domination et autorités symboliques : l’Etat moderne et ses juristes, le Marché auto-régulé et ses économistes, et […] l’idéal de la Science comme fondement imaginaire et symbolique de ce nouvel ensemble historique ». La dramatique apathie des masses à laquelle mènent ces processus de délitement du lien social, d’individualisme, d’aliénation par le Marché, le travail salarié et la consommation, que le phénomène de déracinement contribue sans nul doute à aggraver, impose une nécessaire revalorisation de l’idée d’enracinement.
Le besoin d’enracinement
Actuellement en Occident est à l’œuvre chez nombre d’individus un phénomène assez général de recherche et de valorisation des racines dans un but de construction identitaire, face à la tendance lourde qu’est l’uniformisation culturelle à l’échelle de la planète. Ce désir de se réenraciner témoigne d’un besoin profond d’enracinement chez l’homme, que Weil va jusqu’à qualifier de « besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Les cultures populaires, et tout particulièrement minoritaires, acquièrent dans ce processus d’identification une valeur essentielle puisque « l’identité culturelle offre un « point d’ancrage pour l’auto-identification [des individus] et l’assurance d’une appartenance établie sans effort » », et que « la plupart des individus, la plupart du temps, éprouvent un profond attachement à la culture qui est la leur », une fois bien sûr le processus de dépréciation de ces cultures inversé. La culture populaire, et « l’identité nationale » qu’elle porte, en plus de nous permettre « de transcender notre mortalité, en nous liant à quelque chose dont l’existence semble remonter à des temps immémoriaux et se projette dans un futur illimité », « favorise des rapports de solidarité et de confiance ». Ceci fait dire à Will Kymlicka qu’il « soupçonne que les causes de cet attachement puisent au plus profond de la condition humaine, qu’elles sont liées à la façon dont les êtres humains, en tant que créatures culturelles, donnent un sens à leur monde ». La conséquence en est pour une majorité d’individus, qui « savent qu’ils ne peuvent pas vraiment respirer ou réaliser leur identité en dehors [de leur culture] », la préférence d’être « libres et égaux dans leur nation, même si cela implique qu’ils ne peuvent pas aller aussi librement travailler et voter ailleurs, plutôt que d’être des citoyens du monde libres et égaux, si cela diminue de fait leurs chances de pouvoir vivre et travailler dans leur langue et leur culture propre ». Bien plus, pour Christopher Lasch, « la solidité et la valeur des attachements traditionnels », ainsi que « ces formes de particularisme supposées désuètes – liens familiaux, religion, conscience ethnique, nationalisme noir – », « continuent d’apporter aux gens des ressources psychologiques et spirituelles indispensables à une citoyenneté démocratique, ainsi qu’une façon de voir les choses véritablement cosmopolite ». Toute une partie de son œuvre reviendra d’ailleurs, selon Julien Mattern, à justifier la pertinence d’ « un enracinement dans la communauté locale comme condition essentielle du développement de la raison dans ses dimensions pratique et morale », ce qu’il commentera d’une autre façon comme « un idéal de raison fondé sur l’appartenance à une communauté humaine et faisant appel à la mémoire, à l’imagination, à l’expérience sensible », face à la raison déracinée et désincarnée des élites cosmopolites. Ainsi, la place des communautés traditionnelles dans les processus de sociabilité, de solidarité et même de luttes sociales, doit être positivement révisée.
Communauté et luttes sociales
A l’opposé de la tendance à l’atomisation anesthésiante en cours actuellement dans les sociétés occidentales, l’enracinement dans la communauté locale et la culture populaire est facteur de socialisation, et, de surcroît, de solidarités concrètes et effectives. Contrairement à la vulgate progressiste qui « représente le sens du lieu et le sens du passé comme absolument réactionnaires dans leurs implications politiques, ignorant le rôle important qu’ils ont joué dans les mouvements démocratiques et les révolutions populaires », doit être réévaluée l’idée d’un partage d’un espace et d’un temps communs, d’une cardinalité et d’une calendarité collectives, qui contribuent à cimenter l’appartenance communautaire et qui semblent même fournir les bases nécessaires à l’émergence de luttes sociales. Dans cette perspective, qui est aussi celle de Lasch, la communauté paraît contenir un potentiel de contestation et de révolution important, ce que tendent à démontrer les situations où « la persistance des appuis communautaires dans certaines régions et à certaines époques fut à la source de mouvements démocratiques originaux et salutaires ». C’est le cas de la révolte des luddites dans les années 1811-1813 dans les Middlands en Angleterre, où émergea un vaste mouvement de sabotage populaire des toutes nouvelles installations industrielles qui bouleversaient les modes de production traditionnels, et in fine, les modes de vie des communautés villageoises, préparant par là l’aliénation par le travail salarié. La vigueur remarquable de ce mouvement ne fut permise que par la solidité des attachements communautaires. De la même façon, en ce qui concerne la lutte pour les Droits civiques des noirs aux Etats-Unis dans les années 1950-60, Lasch explique la réussite du mouvement au Sud, et a contrario, son échec au Nord, par le décalage entre « la cohésion des communautés noires du Sud » et « l’inexistence d’appuis communautaires autonomes [au Nord] ». Au Pays Basque aujourd’hui, du côté Sud encore plus qu’au Nord, l’articulation entre identité basque et luttes sociales se réalise de façon exemplaire, avec un degré de conscientisation et de militantisme remarquable se traduisant par un engagement massif, des jeunes particulièrement, sur les thèmes de l’anti-capitalisme, des inégalités sociales, de l’anti-fascisme, de l’internationalisme, de l’anti-militarisme, de l’environnement, du féminisme, de la spéculation immobilière, etc. Le nombre de squats autogérés (en 2005, 12 au Nord et 123 au Sud !), appelés gaztetxe (« maison des jeunes »), suffit pour se convaincre de la vitalité des luttes sociales, allant de pair avec une culture et une langue basque omniprésentes et extrêmement valorisées. Au Chiapas encore, la lutte entamée maintenant depuis plus de quinze ans par l’EZLN pour organiser une société autonome par rapport au pouvoir mexicain, s’est faite sur la base des communautés indiennes et a permis un nombre conséquent d’avancées sociales dans les domaines de la santé, de l’agriculture, de l’éducation, de la justice, etc. Cependant, si les exemples de luttes sociales menées sur des bases communautaires sont là, il est nécessaire de nuancer quelque peu la relation entre communauté et résistance à la modernité aliénante. En effet, pour Mattern, « la confiance accordée […] au rôle potentiellement émancipateur des cultures populaires mérite cependant d’être contrebalancée, car certaines valeurs transmises par la communauté ont sans conteste joué un rôle dans l’acceptation voire dans l’accentuation de la domination ». Ainsi, le « non-conformisme d’antan », « le souci populaire pour les conditions matérielles d’existence » et « le souvenir des anciennes pénuries » ont-ils pu préparer le terrain à l’avènement de l’aliénation étatique et capitaliste. Il n’en reste pas moins que « l’aspiration à l’émancipation humaine s’appuie très souvent sur des bases matérielles et culturelles héritées du passé, qui sont parfois ambiguës », et que leur disparition sape de façon définitive « les conditions de possibilité » de l’émancipation, révélant par là leur caractère indispensable, à charge pour les membres de la communauté d’ « orienter » ces bases vers une direction réellement progressiste et libératrice.
Conclusion
Un nécessaire renversement de l’ordre des valeurs doit donc être de mise, en faveur d’un enracinement de l’homme, par la culture populaire, dans les communautés locales et régionales. Néanmoins, la thématique identitaire sous-jacente, et particulièrement les excès auxquels elle peut parfois mener, impose de dénoncer certains écueils. L’idéalisation de la culture populaire est à éviter, car elle empêche de condamner et de mettre au rebut ses aspects réactionnaires, anti-démocratiques, voire oppressifs. L’essentialisation, qui consiste à ériger la culture en un objet immuable, peut mener rapidement à des tentatives vaines et absurdes de vouloir préserver ces cultures dans du formol en rejetant toute évolution et tout métissage. Au repli identitaire enfin, qui menace celui pour qui l’enracinement ne se conjugue pas avec universalisme et humanisme, doit être opposé l’ouverture à l’autre et le respect de son altérité. Ces écueils évités, la revalorisation et la réappropriation des cultures et des langues populaires doit permettre à l’homme une avancée certaine sur le chemin de l’émancipation personnelle et collective. La socialisation permise par l’enracinement dans les communautés offre aux individus des ressources psychologiques et une solidarité propices à l’émergence de luttes contre l’autoritarisme étatique et l’aliénation capitaliste. Bien évidemment, cela implique pour les progressistes de répudier définitivement l’idéal philosophique de l’homme déraciné, qui livre sans défense les individus à l’Etat et au Marché. Cela implique aussi de dépasser la dichotomie entre cosmopolitisme et particularisme, et d’énoncer plutôt la valeur d’un cosmopolitisme enraciné, d’un véritable cosmopolitisme s’enracinant dans le particularisme.
Paotr garz, décembre 2008